Yann, 25 ans, trisomique, découvre Montessori

Publié le par Jaz

Les lettres pour écrire de l'entendre au geste scripteur
Les lettres pour écrire de l'entendre au geste scripteur
Les lettres pour écrire de l'entendre au geste scripteur

Les lettres pour écrire de l'entendre au geste scripteur

Une Heureuse découverte

Avant-propos

Yann, 25 ans, est un non lecteur particulier du fait de son handicap "trisomique mais pas que...". Il n'est pas question pour lui de l'amener à une lecture courante mais d'utiliser toutes ses ressources sensori-perceptives pour qu'il communique mieux en s'intégrant socialement et en parlant chaque jour un peu mieux pour être compris de tous. Et ceci grâce à l'étroite collaboration de la famille, celle de son père au tout début, puis de sa mère et de la thérapeute qui l'a pris en charge à 9 ans, donc depuis 16 ans.

Fin septembre, sa mère a rapporté un livre d'initiation à la lecture de la méthode Montessori. Elle n'a pas trop le temps de le faire "travailler" en semaine en soirée et quand ils s'y mettent, c'est une vraie prise de tête car elle essaie de trouver la bonne approche du matériel en luttant contre ses réflexes pédagogiques mais n'y parvient pas toujours. N'ayant pu les recevoir la semaine précédente, elle m'a précisé au téléphone en confirmant le rendez-vous, qu'au "boulot" il repartait fréquemment dans son monde dès qu'il n'était pas au "travail"  en atelier comme à la SAS quand il y avait des résurgence du  Docteur Who. C'est maintenant la Capoeira qui est à l'ordre du jour de ses dérives comportementales. Elle a le projet de lui donner des carnets de mots mêlés pour les éviter. Il adore s'y plonger.

Langage et Parole

Dans l'entrée, elle me dit le mal qu'elle a eu pour lui faire faire un travail de langage sur le livre (2e image ci-dessus) en lui demandant de nommer ce qui était représenté sur l'image globale avec la lettre étudiée. Elle cite : Perroquet qu'il prononce paroquet, otarie qu'il nomme phoque, clown qu'il appelle pitre.

Je ne suis pas étonnée des difficultés qu'elle rencontre car dans son désir de le voir lire, désir partagé par Yann, elle le fait syllaber, et l'ayant conditionné à partir des lettres, il y pourrait y avoir des interférences. Ainsi  pour paroquet : comme il voit un P il associerait PA, même s'il connait le mot, sans vérifier la voyelle. Autre piste d'hypothèses pour ses erreurs, il interprète les images en fonction de ce qui lui est le plus familier, phoque pour otarie, pitre car j'imagine que quand il est dans son univers imaginaire au travail, on lui dit d'arrêter de faire le pitre (des mouvements qui partent dans tous les sens, gesticulations donc etc...). De son côté elle pense également qu' "il retient quand ça lui plait". Elle nous rejoindra plus tard, le café rituel avec M* lui permettant de "souffler" un peu.

Yann se dirige vers le bureau avec à la main une grande bande de papier où l'on voit de nombreuses couleurs  dans un canevas géométrique (cf. la réalisation de la présentation de la course de voitures de la rentrée de l'année précédente). Il en est très fier et lorsque je lui demande quand il l'a fait, il suit son idée :

- qui que tu veux ? (et enchaîne)  préférer couleur ?

- moi j'aime mieux tout (et je commente), tu vois ça fait comme un mouvement avec toutes ces couleurs, comme un dessin etc..

= d'accord

- c'est mieux de dire 'quelle couleur tu préfères ?' Et j'enchaîne en lui demandant de sortir le livre de son sac.

Avant de passer au travail sur le livre je propose d'analyser ce bref dialogue pour situer où en est la parole de Yann...

Si Yann parle facilement et spontanément c'est avec un langage approximatif tant au niveau lexical que syntaxique : il s'approprie de nouveaux termes dans ce qu'il entend mais ses structures de phrases qui ne sont pas "figement" sont à un niveau parataxique. Une sorte d'agrammatisme : verbes à l'infinitif, absence de mots grammaticaux, juxtaposition de 2 énoncés pour construire l'idée d'un choix par exemple quand il n'a pas acquis la formule figée que je lui propose en reformulation à la fin de ce bref échange. Un an plus tôt c'était "Qui est le plus couleur pour toi ?" On voit comment "préférer" est en train de s'intégrer à son lexique spontané dans une construction progressive au niveau conceptuel (exemple pour moi des "tas" de sens pour arriver au concept de Pensée et Langage Vygotski).

Vygotski propose dans le chapitre III de son ouvrage une hypothèse sur l'accès à la conceptualisation dans les rapports entre pensée et langage qui implique une approche plus théorique des concepts linguistiques impliqués que cette brève analyse du dialogue ne le propose. Pour les aborder sur l'autre blog, j'ai choisi des extraits de certains articles où je présente mes hypothèses de travail, dans un article centré sur le processus d'acquisition d'un concept par l'enfant. 

Quant à la parole de Yann, si elle est en voie de s'améliorer du fait du travail oral/écrit qu'il ne refuse plus, même s'il l'évite autant qu'il peut (coût cognitif élevé). Elle reste encore aléatoire sans système établi d'inadéquations hors se simplifier la vie en quelque sorte en laissant certains automatismes jouer lorsqu'il n'arrive plus à se concentrer ! C'est aussi ce qui nous a poussées, sa mère et moi, à tenter et mêler diverses approches.

Cognitif et apprentissage

2e tableau : 2 lettres pour un son puis un 3e
2e tableau : 2 lettres pour un son puis un 3e

2e tableau : 2 lettres pour un son puis un 3e

Mode d'emploi de ce support avec Yann

L'inventaire des sons de base

J'annonce tout de suite que c'est comme dans son "tableau" (sa base de référence) : il y a toujours la différence entre les consonnes et les voyelles, mais les couleurs sont inversées, les voyelles en bleu et les consonnes en rouge.

Du fait de ses difficultés de parole j'ai opté pour une démarche du son (que je prononce pour qu'il l'identifie) à la lettre pour l'écrire. Il ne trouve pas "en" et je dois l'aider pour  "ch".

Je lui fais repasser sur le o qu'il va écrire ainsi en "attaché", et il s'exerce à Tourner dans le bon sens. 

La question du sens dans lequel on tourne dans notre écriture a une grande importance pour favoriser le lien qui permet l'accès à la syllabe, à l'unité du mot, donc à la perception globale qui permet la mélodie du langage. C'est pourquoi la méthode préconise de s'entraîner au bon geste en grand puis en plus petit sur des supports de lettres en papier de verre pour que l'enfant le ressente dans son corps autrement que par la seule entrée visuelle. Spontanément les petits tournent dans l'autre sens quand ils réalisent leur bonhomme têtard etc... Pour ma part j'utilise de grands panneaux pour travailler le pré-graphisme, dans une sorte de danse pour assurer la fluidité du geste qui inscrit des festons et boucles sur près de 3 m en grand, à sa hauteur etc... Cela participe à la détente...

Une illustration de prégraphisme (CE2)

Le tableau de Yann (système phonologique)

Le tableau de Yann (système phonologique)

Puis nous passons à la 2e page-tableau du livre qui présente en vert les sons pour lesquels il faut 2 lettres pour les écrire et abordons la 3e avec 3 et + en violet. 

Je reprends son tableau (cf. image ci-dessus) pour aider à l'identification du g comme gu et j, le son f = ph puisqu'ils y figurent mais quand je prononce -è-, il trouve "ei" et "et" mais ne voit pas le ai. Il demande de l'aide :

- ze t'aide pour aide-moi

Je lui montre.

- ah... ok

Il le montre alors en comptant 4 façons de l'écrire. C'est devenu un réflexe, dès qu'il peut, il compte ...  fier de dire 2 fois par exemple. Nous cherchons les voyelles nasales. Il trouve "en" mais montre "au" au lieu de "an". Il fatigue un peu et sa concentration faiblit. 

- et maintenant "oi"

- oui j/z'ai vu

Pour arriver au ain, je reprends la construction de l'opposition orale/nasale : a/an   è/in  o/on

je lui fait remarquer le "in" dans ain qu'il épelle i/n et il enchaîne

- non

- non ça fait pas non ! et je commente ce nouveau travail qui lui coûte tant d'efforts. Pour l'encourager je précise

- C'est un peu dans ta tête, on le fait venir dans ta bouche.

Sur la page suivante de lettres,  je ne m'intéresse qu'au  ill que je prononce. Pour l'aider je lui signale que sur son tableau -ill- est en jaune et en bleu (semi-consonne). Il le cherche et le montre. On reprend sa prononciation pour allonger le /j/ et qu'il en prenne bien conscience. Et bien évidemment, par réflexe de ma part, en le prononçant je fais le geste (Borel) de la main qui souligne appui et durée.

Le passage à l'identification des mots

Il avait fait l'inventaire de l'image globale, repris les images. À mon tour je reprends les images de chaque mot. Peut-il les lire ?

"otarie" : il ne peut assembler ri, je dois lui montrer le chemin consonne/voyelle sur son tableau (avec un doigt qui va de l'un à l'autre en prononçant le son consonne prolongé jusqu'à ce qu'il atterrisse sur la voyelle). Pour chocolat il ne peut trouver combien de O on entend, sans le compter sur l'écrit. C'est très difficile.  Nous y reviendrons la fois suivante. 

Dans cette première étape je fais ce que la maman n'a pas pensé à faire au préalable, la mise en relation de ce nouveau support avec ceux qu'il utilise, dans une démarche qui prend en compte en priorité le fait d'entendre les sons dans les mots pour les écrire avec des lettres. Sa correspondance grapho-phonémique n'est pas stable puisqu'il passe presque toujours par le nom de la lettre chuchotée sans toujours réussir l'association syllabique, avec encore des erreurs d'identification des lettres. Je lui fais donc, non pas lire les lettres des premiers tableaux du livre, mais rechercher celles dont je prononce le son pour me les montrer. Je ne lui laisse pas son propre tableau sous les yeux (après une remémoration des sons, j'ai d'ailleurs régulièrement cette même démarche avec ce dernier)

Comment faire venir les bons "sons" dans sa bouche

Liste de mots mêlés

Liste de mots mêlés

La séance suivante

A la séance suivante, Yann est fier de me montrer la grande liste qu'il a réalisée en recopiant tous les mots mêlés. Il y satisfait son besoin de faire des listes qui ont jalonné ses thèmes de prédilection, après les pokémon's, les hiéroglyphes etc... ce sont les mots qu'il a réussi à retrouver dans le carnet emporté au travail. Il les barre comme il l'a fait dans le carnet. Cette activité de recopier qu'il affectionne ne lui suffit pas pour s'approprier les mots, hélas, je l'ai testé à plusieurs reprises, ni de les prononcer correctement pour autant. Mais sait-on jamais, cela pourrait consolider certaines formes écrites et par là permettre d'en retrouver quelques uns plus facilement ? Mieux vaut cette stéréotypie que ses anciennes. (NB La notation de sa parole ne tient compte qu'exceptionnellement de ses problèmes articulatoires et autres déformations des mots.)

Il m'annonce fièrement

- j'/z'ai été bossé. Je me souviens. Regarde, ça

- c'est quoi ces mots qui sont écrits ?

- c'est ma liste de mots fléchés. 

- Et tu connais tous ces mots ?! 

- o ranz/ge - z'ai lu des pizzenas - via duc

- tu connais tous ces mots ! (je montre la longue liste)

- z'ai fait plein de mots

- grand comme la table 

- c'est z/génial

- t'as fait ça où ?

- ma s/chambre.

il lit orange pour origan, il ne l'a donc pas barré :

- ah oui trompé de nom.

Il se met à fouiller dans son cartable...

- Ah oui je me souviens.

il sort un sac de noix

C'est Catherine cette fois.

puis avant même son tableau (cf. séance précédente) une adresse et une pochette A4 avec une photo de lui avec

- Tata Senis

- C'est une adresse, l'adresse de l'hôpital, vous êtes allés la voir en Bretagne

- ouais

- il y a longtemps. Maintenant je voudrais voir ton livre

- ah oui

Il me le sort à la page des O, très bien écrits.

Il a rapporté le jeu de Jarnac car sa mère a essayé de le faire écrire avec les lettres comme nous en avons l'habitude. Je lui ferai chercher celui qui est ici lorsque nous aurons besoin de plus de lettres. Il me montre son bloc de mots mêlés puis un autre

- avec deux tu as de quoi faire !

On discute. Il lit le mot LIVRE... Pete pan (Peter pan) je vais chercher le CD qu'il aimait beaucoup sur un vieux XP que je garde avec Playmaths intégré dans le lecteur qui ne s'ouvre plus.

z/je me rappelais plus

On en parle il se souvient de

- Capitaine Crochet et fée Clochette

et poursuit de façon peu compréhensible tout ce dont il se souvient. 

- Les enfants perdus....

Je lui fais choisir parmi de petits stickers il retient le château fort. Comme sa mère nous rejoint on passe à Jarnac et je lui demande de me montrer comment s'est passé leur séance de travail.

Je prends grand soin de situer l'espace temps à l'occasion de ce qu'il apporte pour me le montrer. Sans y consacrer la séance, en passant... Ce moment de "langage spontané" est tout aussi important non seulement pour la qualité de la relation mais pour lui permettre de s'exprimer avec le désir de se faire comprendre qui soutient sa motivation et ses "gros efforts". Quand je lui demande de lire il a une de ses conduites d'évitement en fouillant dans son sac : passer à autre chose ! Mais il ne se bloque plus comme avant ...

Yann et le temps

Les mots de la page de O (que je cache) et d'autres (en situation)
Les mots de la page de O (que je cache) et d'autres (en situation)

Les mots de la page de O (que je cache) et d'autres (en situation)

L'étayage maternel

Sa mère a donc fait le travail de langage sur l'image que je ne reprends pas et  on passe à retrouver le nom des petites images. A-t-il mémorisé ou va-t-il pouvoir se guider sur les sons pour les écrire ensuite ? C'est du moins cette dernière consigne que j'avais donnée. Elle avait essayé de le faire écrire comme elle pouvait de lui faire repérer les O. Qu'en reste-t-il ?

Il triche bien sûr, regarde et recopie otarie. Je cache les mots écrits et il sort des lettres pour écrire orange, en désordre : le J puis 2 G, cela donne :

Ogrange puis ogre (prononcé ogré)

Mère - je te fais vite le chemin (elle montre les lettres pour faire les sons sur le tableau et commente) Je me dis "Jacqueline m'a dit : il ne faut pas s'énerver". .

Puis elle s'appuie sur le bas du tableau pour aider Yann à retrouver l'association consonne/voyelle où figure le lien d'une consonne avec toutes les voyelles de base. La perception visuelle est impliquée. J'interviens

- bravo on entend lequel ?

Pour chocolat, Yann sort CH  CO  T et l'organise en : cochet.

Je commente : Il faut l'amener à retrouver les sons, déconstruire pour reconstruire, ce que permet de faire le support du tableau.

Sa mère me dit que cela lui fait penser que, comme dans le jeu des mots mêlés, il lit à l'envers (les syllabes en commençant par la fin) et écrit souvent de même ce qui donne :

- ne mi do

- on inverse = min(e) puis il écrit avec beaucoup de soutien

- do mi no

Une fois le mots écrit il précise combien de fois on entend le o

-2 fois

Il avait déjà préparé ce qu'il fallait pour vélo et sa mère dit 

- il roule sous qui ? Puis il manque 10.

Il faudrait, avant de penser à écrire, que Yann retrouve combien chaque mot prononcé contient de O au cours des prochaines séances. On relit tout, ce qui donne pour "orange".

- jus d'orange.

Les 3 autres mots écrits ce jour là ont été prononcés dans l'échange et je lui ai demandé de les écrire pour consolider le travail réalisé avec ceux du livre.

. gros = j'insiste sur le rrr : il sort le  R  mais aussi  I  puis  O. Je lui explique (une fois de plus) que le S c'est pour qu'on puisse dire grosse à une dame.

. effort : il sort E il entend le F (je précise il y a beaucoup de vent en faisant le geste, on en met 2) je l'aide pour la suite.

. idiote (je me suis traitée d'idiote en revenant de la pièce à côté, cela m'a échappé. Du coup on va l'écrire). Il sort le N puis le GN. Je l'aide à percevoir le I initial qui saute le plus souvent , je rappelle le ill en insistant sur sa prononciation, j'explique le te... Il est temps de partir.

Les difficultés de Yann se situent toujours au niveau de son incapacité à retenir une parole orale ou écrite, faute de réussir à répéter oralement pour mémoriser. Il peut recopier certes, mais le travail reste à faire pour qu'il puisse s'appuyer sur un déchiffrage qui réussit rarement (2 syllabes simples) sans l'aide de l'oralisation par une tierce personne. L'écriture attachée l'aidera peut-être mais il n'en est pas là. Si le visuel est un agent facilitateur comme pour l'association figurée par un trait en bas de sa feuille de référence, Yann n'a pas la capacité de généraliser ce qu'il réalise une fois à un autre mot, même si on attire son attention sur le fait que c'est "pareil". Il doit re-construire...

Travail de langage

Cette découverte du matériel par la maman n'est pas simple. Car il ne s'agit pas d'appliquer une méthode mais de l'utiliser comme support pour soutenir la perception des sons, embryon d'une conscience métalinguistique, abordée dans des jeux dès la Moyenne Section de Maternelle. Yann a pris conscience un jour de combien la feuille qui présente voyelles et consonnes (au départ cartons pour faire les sons qu'il a manipulés également) l'aide à se retrouver dans toutes ces lettres qui s'embrouillent dans sa tête et n'arrivent pas à se mettre à la bonne place. Sa mère est consciente d'avoir à se surveiller pour penser aux sons en tant qu'unités de référence dans la conquête de l'écrit qu'elle souhaite pour Yann depuis qu'il a commencé à s'ouvrir il y a une quinzaine d'années.

Parole et système phonologique

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