Yann 25 ans : déconfinement et parole pour un trisomique

Publié le par Jaz

Carte Yann déconfiné

Carte Yann déconfiné

Avant propos

J'avais gardé le contact avec Yann en l'appelant à l'heure de notre rendez-vous mais je l'avais plus ou moins abandonné à l'approche du déconfinement : je n'ai pas repris contact avec lui, même si sa mère m'envoyait des messages. Il m'a adressé une belle carte depuis la maison de sa grand-mère maternelle décédée où il va en vacances et il y est resté 8 jours. A son retour, la semaine dernière, il a repris le travail. Je vais tenter de le faire s'exprimer par lui-même sur ce dont il se rappelle. Il m'a annoncé dès l'entrée qu'il a pris beaucoup de photos, vidéos, mais n'a pas apporté l'appareil : il veut faire un film avec, me dit sa mère. Ce sera donc sans support visuel pour faciliter son évocation.

Il vient avec un masque fait maison mais ne couvre pas le nez avec, refusant de mieux le placer et me salue avec le coude tandis que M* lui propose avec le pied... ce qu'il ne connaissait pas. Il n'est donc plus question de câlin ou de serrer la main en regardant l'autre, les rituels de salutation ont changé. Nous prenons place dans le living, je lui confirme que j'ai bien reçu sa carte. Nous échangeons quelques mots et sa façon de déformer ces mots m'incite à aller chercher de quoi les écrire, tandis que sa mère se met à discuter autour du café rituel avec M* pendant que nous parlons tous les deux.

Le travail du jour

Problématique

La visite devient une séance de travail ! Il en est assez content dans son désir de faire de son mieux pour arriver à me faire comprendre ce qu'il essaie de dire. Je refuse ses fréquents appels à l'aide à sa mère qui, connaissant le contexte et ses déformations les plus courantes, est ma traductrice en cas d'échec à comprendre ce qu'il dit ...

Il a prononcé prémène pour promenade et c(o/a)rium pour aquarium. J'ai deviné certes mais ne peux le laisser passer. Et pourtant il avait travaillé la plupart des mots qu'il va retrouver, à l'écrit avec sa mère pour m'envoyer la carte en tête d'article, conformément à notre démarche d'appui de l'écrit pour favoriser la segmentation et de là, le respect du nombre de syllabes dans sa parole, le choix des voyelles etc... J'ai longuement analysé au fil des séances rapportées (ou encore en brouillon inachevé) comment depuis le 31/10/18 il avait saisi l'utilité pour lui de passer par la recherche des lettres pour faire les sons des mots en l'exprimant par "ah ! je comprends".

Analyse du corpus 
Méthodologie

Il y avait donc ces deux mots qui situent 2 de ses manières de simplifier les mots qu'il connait et qui reviennent sans cesse dans son expression spontanée : ramener 3 à 2 syllabes, systématiquement comme les 2 dernières pour aquarium, de même que l'utilisation plus ou moins aléatoire des voyelles au niveau de la parole. Cette dernière remarque semble prouver qu'il intériorise plutôt un schème consonantique, et ce pourrait être de plus, en lien avec un autre mot qu'il connait.

Ainsi en serait-il pour - Promenade/promène - devenu prémène, qui me suggère pour la récurrence du é l'hypothèse d'une anticipation, ou l'incidence du R intériorisé ÉR (apprentissage avec sa mère) souvent  représenté par E (é) quand il recherche dans les lettres de Jarnac. Ce sont mes hypothèses de travail sur des processus inconscients qui auraient amené à la production de prémène. Comment l'aider à le rectifier de lui-même, quand dès l'étape de la répétition du mot, il passe par la segmentation en syllabes sans réussir à garder l'intégralité du mot de 3 syllabes en mémoire, indispensable pour retrouver ce que j'appellerais le schème mélodique ?

Une base pour la parole

 Une séance d'il y a plus d'un an l'illustre bien. Faudra-t-il tout reprendre (cf. le point de 2015), après les frapper sur la cuisse pour penser aux 3 en alternant les mains, la danse de la main pour la syllabe puis des bras, du corps qui participe au mouvement pour l'enchainement etc. en plus de la reprise du travail sur l'identification des sons dans les mots dont il commençait tout juste à réaliser l'importance, en y ayant recours récemment une fois spontanément ?

Le corpus de la "visite"

Que peut-il évoquer seul ? Quand les mots lui manquent, il se lève et mime. Ou bien il se bloque. Il triture également son masque en tissu et les élastiques, masque qu'il a tout de suite enlevé pour parler alors que je garde le mien ce qui semble d'ailleurs le gêner beaucoup depuis qu'il peut me regarder quand je lui demande de répéter.

1) La promenade : j'ai pu identifier le mot, malgré les escamotages, il jette les mots comme s'il se jetait à l'eau avec parfois des mots qui les accompagnent que je ne peux noter me contentant des mots clés :

bicyclette,

pont, énorme ça fait tourner (gestes à l'appui)

c'est l'autoroute (je demande étonnée "à bicyclette ?") en va/(oi) ture

pas trompé zakline.

Il a donc fait un commentaire évaluatif pour répondre à ma question, marquant la clôture de ce premier thème, car il est fier d'avoir réussi à "raconter" sans que je sois obligée de le guider pas à pas autrement qu'en lui manifestant que je ne comprends pas pour les déformations des mots ou certaines incohérences.  Pour ces dernières, j'avais mes propres souvenirs d'un ancien récit réalisé à partir de photos il y a près de 5 ans, pour la bicyclette par exemple, le parking et plus tard le restaurant. 

"raconter"

2) Le cimetière

Il est assez volubile pour la suite de notre discussion, en confirmant que c'est bien  St Nazaire (identifiable) où ils sont allés et je ne prends plus de notes mais j'entends tout d'un coup Nozon pour maison. Je le prononce correctement et au lieu de le répéter il a déjà enchaîné sur mémé. J'interviens pour préciser qu'elle est morte. Il continue en parlant de leur visite au 

mo(r)tière

je devine "cimetière" je demande où ? à M* où il habite ? Il me précise qu'il s'agit de là où est 

nénéyen

que sa mère qui a entendu traduit en "mamie Éliane". Ce sera sa seule intervention car j'étais vraiment en panne.

Ces 2 derniers mots sont à l'image de ce que j'ai analysé tout d'abord : pour cimetière, un autre mot qu'il sait dire d'autant mieux qu'il vient de l'entendre et, de plus, en lien avec le thème, et la fin du mot qu'il veut prononcer.

Pour nommer sa grand-mère, il actualise le n au lieu du m, ce que nous avions dû travailler longuement en passant par l'identité etc... et la 2e syllabe avec la contagion du é pour le choix de la voyelle. Le N de St Nazaire  aurait induit le n de nozon. Rien n'est stable dans l'évocation des phonèmes.

3) Les visites : l'Aquarium et le Zoo

Je comprends

poisson clown ... nemo  

S'il a bien dit nemo, je n'étais pas sûre de l'avoir compris et il n'a jamais pu le redire mais a enchaîné 

Disney je l'ai vu à la tèque (cinémathèque) z'ai vu le film.

Sa mère parle de pique nique, il l'entend sans le reprendre, lui 

c'est Catherine qui a dit

puis il se lance très excité de trouver tout cela,

on a vu charafe (girafe). il le répète avec du mal

c'est l'autre ... zoo. zai filmé tout ça que t'a dit (il me l'avait dit en arrivant) ... paraquet. y avait plein z'ai t'échappé. z'ai (ne retrouve pas le nom). potame, potéros, pingouin.

Il se met debout sur un pied et mime un échassier (je pense à un héron ou un flamant rose) sans trouver le nom et se met à danser. C'est Disney.

J'ai renoncé à reprendre tous les mots. Il était tellement heureux d'avoir retrouvé tous ces noms d'animaux sans aucun support .... D'autant plus que j'aimerais qu'on parle de son travail

On retrouve les difficultés d'évocation, les procédés de simplification et sa façon de "changer de sujet" quand il se sent en échec total. Mais dans les commentaires qui souvent sont une façon d'esquiver le problème il met en évidence l'inversion du pronom des 2 premières personnes : "zai filmé tout ça que t'as dit" dit pour "que je t'ai dit", et "z'ai t'échappé" pour "cela m'échappe". Dans le premier segment on voit qu'il reprend à son compte ce qu'on lui dit, nous avions à peine commencé à le travailler à l'occasion d'une erreur, ce qui est normal en début d'apprentissage, en plus chez un trisomique à tendance écholalie. Artus était revenu à une de nos dernières séances afin de le travailler, enfin conscient de cette difficulté qui persistait dans un langage normalisé par ailleurs.

4) Le travail à l'ESAD

- tu fais quoi au travail ?

- poussette

Je ne comprends pas à quoi il fait allusion. Ce sera le thème à travailler à notre prochaine rencontre. Il ne peut s'expliquer davantage. Et pourtant j'essaie de le mettre sur la voie d'une réponse en rappelant

- avant tu faisais des étuis pour les cartes bleues.

Rien ne marche. Le blocage est manifeste. J'essaie une autre piste

- Tu as retrouvé qui ?Combien vous êtes pour travailler ?

- On est plusieurs

Il cherche longtemps et trouve enfin

- Paul 

- il travaille avec toi ? ... animateur ?

- oui

- tu as un masque pour travailler?

- il mime la protection en plexiglass.

 

Yann ne réussit pas à me faire comprendre ce qu'il fait au travail. Le mot est trop déformé pour que je le reconnaisse. Il est bloqué dans son bonheur de s'exprimer par lui-même. Je reprends donc un dialogue d'étayage pour soutenir son évocation. Il ne retrouve qu'un prénom et lorsque j'évoque les mesures de protection il fait appel à la gestualité pour me montrer le mot qui lui manque. Blocage, lenteur, mime, 3 manifestations de son trouble de l'évocation qui le coupe dans son élan pour parler de lui-même sur un thème qu'il n'a pas lui-même proposé.
Yann semble souffrir de ne pouvoir s'exprimer.
-

Pochette

5) Le restaurant

Pour lui redonner la parole, je l'oriente sur ce qu'il a aimé pendant la semaine de vacances d'après déconfinement

- qu'est-ce que t'as aimé le plus ?

- restaurant. En a 2. Le menu. La pizzeria. Les pizzas, trop bonnes. Un menu de repas. Ce sont des patates, oeufs y est dedans des oeufs la sampignon 

- tomate?

- oui. Sorte de pâte. Sarine. Ça roule. Tout ça sabon jambon de cochon.

- un dessert ?

- mousse chocolat. Chocolat fondu et z'ai pris un café. moka. Mon dieu, mon dieu, pitié. Le foie gras je l'ai pas dit.

- où ?

- un autre restaurant.

Ce thème est récurrent et au centre de ses intérêts.

La notation de sa parole n'est pas rigoureuse sur le plan phonétique dans ce corpus. II zézaie un peu, les ch/j ne sont pas francs... Les mots sont déformés mais beaucoup travaillés compréhensibles.

Le lexique est assez riche dans ce champ et il se fait comprendre dans une sorte d'énumération. Il évoque la façon de faire la pâte d'une pizza avec un raccourci farine + ça roule. Sa mère le fait participer... Il aime beaucoup cuisiner.

Le récit relève de l'énumération avec quelques évaluations.

L'allusion au "café" est-elle en lien avec un statut d'adulte revendiqué comme mon dieu mon dieu pitié pourraient le suggérer !!!!

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