Yann, trisomique, et "le plaisir des mots"

Publié le par Jaz

Le plaisir des mots

Le plaisir des mots

La rentrée est là. Yann arrive en chantant "laissez-moi danser" de Dalida, ce que précise sa mère car ce n'est guère reconnaissable.

Nos activités évoluent. Yann 24 ans, a choisi un livre dans le placard, "le Plaisir des Mots". Il le feuillète et se choisit des mots pour nous les montrer. ils seront le support d'un travail pour différencier l'imaginaire du réel par rapport à leur sens et de mise en place de sa forme orale et écrite l'un dépendant de l'autre.

Dragons est le premier qu'il nous montre. J'en profite pour reprendre mon programme de différenciation réel/imaginaire en allant voir avec lui le dernier dragon que M* a réalisé en cire et qui attend avec d'autres oeuvres d'aller chez le fondeur. En revenant nous entreprenons d'écrire le mot pour bien le prononcer. cf. extrait de l'analyse d'une séance (mai 2016) sur ce thème :

CONSTRUIRE DES REPRESENTATIONS ?
Lorsque le schème du mot ne s’installe pas dans le langage oral, alors que tous les jeux des prérequis ont été largement pratiqués, peut-on s’appuyer sur une connaissance relative des lettres pour aider à le mettre en place, pour marquer la place, visuellement et par la manipulation, des phonèmes manquant ou déplacés dans les mots que Yann essaie d’utiliser pour dénommer par exemple ? Il a par ailleurs tout un stock de mots d’usage, d’expressions qui relèvent de commentaires d’action et d’évaluation qui ne sont pas à proprement parler de l’ordre du langage référentiel. Il s’est forgé, avec un énorme retard, un vocabulaire sur la base de simplifications et déformations qui rendent les mots difficilement reconnaissables.
Si sa parole présente les caractéristiques d’un retard de parole, « la rééducation » est bien différente de celle qu’on pratique avec de jeunes enfants présentant ce trouble de l’acquisition.
L’exemple de sa "lecture" de ce qu'il a écrit 
ell ma gen  en mamane - pour "Allemagne" est significatif. Il en a fixé une forme orale simplifiée et aura du mal à en fixer une autre. Il est toujours limité sur le plan du nombre d’éléments à retenir (3), et en reste, dans la correspondance graphophonétique, aux éléments de base, sans les diphtongues, groupes consonantiques etc… Il n’enregistre pas le travail réalisé sur différents supports, rappelés pourtant à chaque fois… 
La désorganisation des éléments qu’il sait parfois choisir pour reconstituer un mot étudié situe une difficulté majeure sur le plan de la séquentialité. 

 

Pour en revenir à dragon, il sort les lettres R D O puis les autres au fur et à mesure du travail avec le tableau des lettres (oublié donc remplacé par le carnet) pour faire les sons en référence : 

Je détache les syllabes en ralentissant et pointant l'enchaînement des lettres qui correspondent aux sons que je prononce. Du bleu (consonnes) au rouge (voyelles). Il ajoute le s, car il avait lu les dragons. Nous lisons le texte, lui parfois dans ma voix ou pour certains mots. Nous évoquons les histoires où on en parle, c'est ainsi que nous arrivons à chevaliers. 

Les supports de la séance

Les supports de la séance

Chevaliers. Nous le construisons de la même façon et il ajoute pour le s final

- là encore.

Il s'interrompt dans sa recherche des mots pour dire tout excité :

- Demain la fête 24 ans Anthony.

Sa mère rectifie le 20 septembre. Reprendre le temps sera pour une autre fois.

Il poursuit sa recherche et s'arrête sur le mot fée.

Fées. C'est un mot qu'il connait bien, il le re écrit sans problème. Sans oublier le s (il y en a plusieurs). En lisant le texte de la définition, nous tombons sur "pouvoirs". Nous évoquons les séries télévisées pour le définir par la connaissance qu'il en a dans ce monde imaginaire.  .

Pouvoirs,. Je l'aide un peu. Puis c'est le temps de la photo car c'est l'heure de partir.

Que peut signifier le "là encore" si ce n'est le fait qu'il se souvient de ce que je rabâche à chaque fois : le s qui dit qu'il y en a beaucoup, je viens de le rappeler pour dragons. Il retient un "faire" d'écriture en référence au sens, le contenu d'une règle et non celle-ci en tant que telle.

"Demain la fête..." correspond à un évènement extrêmement important pour lui. Vivant dans un temps présent, il utilise des marqueurs relevant du temps de l'énonciation, sans tenir compte de leur situation dans le temps. Demain n'est pas seulement demain mais plus tard.

Cet énoncé correspond bien à l'expression d'un désir qui fait irruption dans une activité qu'il a choisie et qui a réussi de ce fait à canaliser son attention.

Langage de Yann et énonciation

Reprise du livre à la séance suivante

Yann reprend d'emblée "Le plaisir des mots". Il s'assoit avec et s'y plonge avec délice.

Point avec sa mère

Sa mère veut faire le point sur la rentrée à la SAS. Elle voudrait le mieux pour lui. Du fait de la restriction de personnel, au lieu d'aller faire des activités à l'ESAT (un couloir les sépare) on ramène du matériel à la SAS, mais ce n'est pas tout à fait pareil. Il va reprendre la Capoeira le mois prochain mercredi et vendredi soir (réactualiser le tableau du temps dès que possible mais je tiens à revenir sur la différenciation réel/imaginaire). Elle essaie de lui faire ranger la bibliothèque, mais il ne range pas. A la SAS, ils vont faire une évaluation des connaissances pour travailler à maintenir les acquis.

Le principe est intéressant mais j'ai l'expérience d'un de mes patients épileptique de 27 ans qui présentait une dysarthrie neurologique, handicapé mental, que j'avais pratiquement démutisé à 20 ans passé, pour lequel le type d'apprentissage de l'écrit qu'on proposait n'était absolument pas adapté à sa façon d'apprendre qui lui avait permis de mieux communiquer...

Je me propose de le faire pour fée. Elle poursuit son discours alors même que je "travaille" avec Yann. Il réussit bien dans tout ce qui est travail fin. Il est un peu en retrait à la SAS. Éteint. La séparation de ses parents? 

Licorne

Licorne

Étayage

Entre temps Yann nous propose :

Licorne : On va voir celle de M*. Il y a des animaux de la ferme, taureau, vache, âne en ce moment et nous marquons la différence de la licorne. On peut la sculpter mais on ne pourrait pas la toucher vivante comme les autres, puisqu'elle n'existe que dans les histoires.  

- 'qu'est-ce que tu as lu ?'

- licorne de magie. Encore d'Egyptien c'est le même. 

Sa mère est étonnée et me raconte que, en regardant Les petits meurtres d'Agatha Christie, il a sorti le mot juste qui correspondait à la situation. Où va-t-il chercher cela ! Son apprentissage du langage ne comporte pas que du laborieusement construit. C'est aussi pour cela que je préfère parler d'acquisition.

- 'qu'est-ce que tu as lu d'autre?'

Fées : Il est sur la page 

- encore de (? ?  ) de magie.

- 'montre moi, je vais t'aider à le lire pour qu'on comprenne'

et sa mère enchaine :

- "tu vois quoi sur l'image?"

Je reprends la main

- 'comment on sait que c'est de la magie ?'

- rouge vert bleu

je reformule ma question :

- 'qu'est ce qui te fait dire que c'est de la magie ?'

- des baguettes magiques

- 'et quoi d'autre ?' 'Ça veut dire quoi rouge vert bleu ?'

Sa mère évoque la référence à un dessin animé.

- 'ces fées ressemblent à d'autres ?'

- la sorcière maléfique

et il se lance dans l'histoire de la /ba de man/ belle au bois dormant

Sa mère lui demande,

- "elles s'appellent comment ces femmes? La 1ère lettre des dames ffff"

Yann sort le F et écrit fées sas se référer à un modèle.

- une fée, une fée des grandes dames,

il cherche leur nom,

- Flora...

Je précise

- 'ça c'est dans l'histoire ... ça c'est Disney. Il y a plein d'autres personnes qui font des histoires'

- je me souviens... le Prince

J'annonce

- on passe à autre chose

- on a vu une fois ragon (dragon)

Les princes sont dans des châteaux et l'illustration montre un donjon. Je fais un commentaire pour dire que les châteaux sont dans les histoires mais existent pour de vrai, on peut habiter dedans. Il s'arrête au mot 

Donjon  : Yann ne retrouve pas comment l'écrire. On le construit très laborieusement en décomposant et associant les sons avec le tableau ET TOUT D'UN COUP IL LE RETROUVE (oralement).

Étayage
L'insight du mot retrouvé après le déchiffrage et la correspondance lettres/sons qui, après avoir entendu les syllabes du mot, lui a permis d'écrire le mot donjon est significatif de l'accès au sens mentalisé dans la lecture d'un mot par des apprentis lecteurs : construire le signifiant pour que, une fois constitué et stocké en mémoire à court terme dans sa séquentialité, cette forme puisse être oralisée et favoriser l'accès à un sens du mot lorsqu'il est déjà connu et utilisé.
Reconnaissance d'une "forme" qui conduit au sens.
En effet, il ne peut s'empêcher de passer par le nom de la lettre presque tout le temps du fait des autres étayages qui ont pris le pas sur celui que j'avais initié pour lui.
Reconnaissance phono-graphique et non grapho-phonétique avec le repère visuel des tableaux.

Cette reconnaissance n'est pas immédiate chez Yann et requiert une grande concentration mais procure un plaisir intense. Une quasi jubilation…

Autre forme d'étayage qui vise à construire du sens : la définition du livre nous fait rencontrer le contexte de son utilisation et éventuellement d'autres mots à définir. C'est aussi élargir son lexique et réaliser un travail de "langage" au sens plein du terme :
Le contexte sert alors de support à la différenciation réel/imaginaire de la référence.

Etayage(s)

Yann, trisomique, et "le plaisir des mots"

Écrire

On va écrire tout ce qu'on a vu.

Donjon il cherche les lettres D O (je lui dis de regarder le tableau pour la suite). Il confond encore on et an/en au niveau de la parole déjà. Il faut le chercher dans les rouges.

Fées au lieu de chercher, il parle de l'histoire. Puis il l'écrit avec le s (mémorisé globalement ?)

Licorne ne peut trouver "ne" final : met on. Je dois l'aider par le son du n et le e qu'on ne dit pas, qui fait entendre le n.

Sorcière écrit so ciè. Je l'aide en montrant ci puis en exagérant le r.

Maléfique dit /m/  on entend ? /a/ je continue à prolonger les sons pour qu'il les cherche sur les tableaux /l/ on entend? /é/ je montre le la lettre E . Il sort le F en prononçant le nom de la lettre, I pour le q je dis celui-ci en le montrant sur le tableau et ajoute : le Q va toujours avec un U et le petit e de la fin des mots en le montrant en dehors des lettres du tableau.

Dragon regarde sur le livre je commente : la langue se met pareille que quand tu dis donjon (il l'avait pourtant trouvée tout seul). Je prononce le mot : il écrit DRA ON ce qui manque c'est un g (je le montre) en face du q qu'il aurait pris.

On évoque ensuite le Château de Vincennes pour donner sens au château qui ne serait pas dans un conte et parce qu'il a vu le donjon. Il embraye sur

le Prince Philippe et le cheval blanc.. Je connais. .. baiser ... fait l'amour... c'est ça.

A-t-il progressé d'une séance à l'autre dans l'acte d'écrire ? Il ne retrouve pas la forme écrite de Donjon alors qu'il avait découvert le mot. Dans la démarche modèle oral pour l'écrire qui permet de retrouver et intégrer une forme orale identifiée comme mot, il n'y a pas eu fixation de la forme écrite pour autant. Il n'est pas encore à l'aise avec la différenciation des nasales on/an même dans sa parole.

La séance a permis d'enfoncer le clou de la différence réel/imaginaire en faisant appel à son expérience propre, même s'il dévie en associant à son habitude et en profite pour rappeler quelles sont les préoccupations de son âge...

"Mondes" et espaces pour les figurer

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